Pierre Dardot – Du sujet divisé à la subjectivation capitaliste

« Peut-on et si oui comment sortir du capitalisme ? » (p. 255) : le mérite de Pierre Bruno est de faire entendre tout ce que cette question a de « jeune »1. « Sortir du capitalisme » et non « dépasser » le capitalisme pour « entrer dans » un mode de production supérieur.  Car le capitalisme n’est nullement réductible à un mode de production ou à une forme de propriété qu’il suffirait de renverser pour accomplir l’émancipation de l’humanité. Ce qui le caractérise c’est de « laisser entrevoir le mirage d’une consommation qui saturerait le désir » (p.59), c’est-à-dire l’espérance d’une jouissance par laquelle le sujet mettrait fin à sa division. C’est pourquoi, à l’encontre du « postfreudisme », l’auteur met l’accent sur l’irréductible de la différence entre « castration » et « division » : alors que la castration préserve la possibilité que ça ne manque pas, la division du sujet renvoie à une perte proprement irréversible (p. 57).

Si ce point revêt une telle importance, c’est que la division est précisément « ce qui résiste au discours capitaliste », c’est-à-dire « ce que celui-ci ne peut dompter » (p. 83). Cette thèse présuppose elle-même une première thèse relative à la division du sujet, à savoir que cette division « est constituante du sujet », ce qui veut dire que « le sujet n’existe qu’à partir de sa division » (p. 45 et p. 148). Il faut donc nouer cette dernière thèse à la première pour faire apparaître tout le tranchant du propos : c’est parce que la division constitue le sujet comme sujet qu’elle est ce qui résiste au discours capitaliste. Tout le livre s’organise à partir de cette thèse. La partie I a pour objet d’établir le caractère incontournable de la division du sujet, en particulier à l’encontre de toute manière d’« évitement » théorique de cette division2. La partie II se propose d’expliciter la catégorie de « discours » de manière à présenter la « ronde » des quatre discours dans l’ordre choisi par Lacan et s’achève par une analyse du « cinquième discours », le discours capitaliste3. Enfin la partie III est toute consacrée au « symptôme » en tant qu’il est « la marque ineffaçable de cette division », c’est-à-dire « ce qui objecte à une pseudo-jouissance qui annulerait la division » (p. 45). L’auteur y explique pourquoi Lacan crédite Marx de « l’invention du symptôme » et s’efforce d’expliciter les termes de la question « Comment sortir du capitalisme ? ».

 

« Discours capitaliste » et « plus-de-jouir »

Qu’en est-il de la thèse elle-même dans son fond? La division du sujet est de structure et non d’histoire. Elle interdit au sujet de coïncider avec lui-même dans un savoir absolu qui le ferait accéder à sa propre vérité : « Le sujet du discours ne se sait pas en tant que sujet tenant le discours», ce qui a pour conséquence qu’il ne sait pas qui dit ce qu’il dit, et non simplement ce qu’il dit4. On doit se garder de confondre « division » (Spaltung), dite encore « clivage » ou « refente », et « scission » (Entzweiung). La scission caractérise l’incompatibilité de deux entités qui ne cessent pas pour autant d’appartenir à la même personnalité, comme le montre la relation de Hyde à Jekyll dans le célèbre récit de Stevenson (p. 65)5. Comme telle, elle procède du refus de la division du sujet à laquelle elle « fait écran ». Quant au terme de « discours », il dénote très précisément ce qui, « dans l’ordonnance de ce qui peut se produire par l’existence du langage, fait fonction de lien social6 », et non un ensemble de paroles. Le discours capitaliste renvoie donc au « lien social tel qu’il découle de la domination du discours capitaliste » (p. 205). C’est assez dire que ce discours ne relève pas d’une nécessité d’essence propre au sujet comme sujet tant il est historiquement situé. Faut-il alors se résoudre à parler d’un « accident capitaliste » (p. 47)? La « scission » serait alors un effet du discours capitaliste, donc l’effet d’un accident. Mais que peut l’effet d’un accident contre la division structurale qui, elle, est d’essence? Comment éviter alors d’ôter à ce discours toute efficience propre susceptible de déterminer des formes positives de subjectivation? Ne le condamne-t-on pas par avance à l’impuissance et à l’échec en répétant après Lacan que, pour être « quelque chose de follement astucieux », il est néanmoins « voué à la crevaison7 » ?

Ce qui est en cause, c’est ce que Lacan nomme l’« homologie » entre le plus-de-jouir et le plus-de-valeur8. « Homologie » n’est pas « analogie » : l’on doit donc comprendre qu’il s’agit, non du rapport en vertu duquel le plus-de-valeur serait à la valeur ce que le plus-de-jouir est à la jouissance (ce qui imposerait de penser ce dernier rapport comme un rapport de type quantitatif où le plus-de-jouir figurerait un excédent par rapport à la jouissance), mais d’une identité de fonction9. On sait que pour Lacan le désir procède d’un pur manque, d’un manque originaire et essentiel, et non de l’expérience originaire d’une plénitude que le désir chercherait à réactiver. Autrement dit, s’avère là une dimension de perte qui est primordiale et irréductible. C’est parce qu’il est lui-même l’épreuve de ce manque que le sujet erre d’un objet de désir à un autre sans jamais pouvoir atteindre à l’assouvissement qui mettrait fin à sa division. Le tonneau des Danaïdes est la métaphore de la jouissance en tant qu’il figure l’insatiabilité10. Le « plus » de « plus-de-jouir » doit donc s’entendre aux deux sens du « ne plus » de la perte et du « plus-de » de l’augmentation indéfinie : la jouissance n’est plus en tant que toujours perdue et c’est pourquoi elle en veut toujours plus (p. 185, p. 200, p. 319). La fonction du plus-de-jouir est ainsi celle de la « renonciation à la jouissance » en tant qu’elle est un effet du discours11. À cet égard, il ne faut jamais perdre de vue que le discours capitaliste est censé dériver du discours du Maître. Or une telle dérivation n’est possible que parce que la renonciation à la jouissance, à l’encontre de ce que Hegel affirme, « constitue » le maître12. Le capitaliste est lui-même « le maître moderne13 ». Le propre du discours capitaliste serait de requérir une double renonciation à la jouissance, aussi bien de la part du capitaliste, qui renonce à dépenser son argent improductivement, que du prolétaire, qui renonce à l’usage de sa force de travail. De part et d’autre on renonce ainsi à la valeur d’usage au profit de la « mise en valeur » (p. 244-245).  Un tel discours ferait miroiter au sujet l’espérance d’une saturation de son désir par la consommation, ce qui aurait pour effet d’intensifier toujours plus la soif14.

 

« Pulsion d’accumulation » et « pulsion de jouissance »

Qu’en est-il véritablement du capitaliste selon Marx ? Est-il pertinent de faire de la « renonciation à la jouissance » le ressort d’une poursuite de la jouissance dans la consommation, ainsi qu’y invite Lacan? Dans le chapitre XXII du livre I du Capital Marx examine la « théorie de l’abstinence ». Un représentant de l’économie vulgaire avait en effet proclamé son intention de remplacer le mot « capital » par le mot « abstinence »15 dans la mesure où le capitaliste « épargne » la partie du plus-de-valeur soustraite à sa consommation privée. À cette apologie du « capitaliste renonçant », Marx substitue une remarquable analyse historique des motivations du capitaliste individuel. Dans la mesure où il est du capital personnifié, le capitaliste individuel n’a pas pour motivation « la valeur d’usage et la jouissance, mais la valeur d’échange et sa multiplication. » On trouve là un partage assez classique selon lequel la jouissance (Genuss) est du côté de la valeur d’usage et non de celui de la valeur d’échange, partage qui semble aller dans le sens de la lecture lacanienne. C’est un véritable « fanatique de la valorisation de la valeur » qui partage avec le thésauriseur « la pulsion absolue d’enrichissement » (den absoluten Bereichsterungstrieb), la seule différence étant que ce qui apparaît chez celui-ci comme une « manie individuelle » est chez lui l’effet d’un « mécanisme social »16. Cependant Marx ne s’en tient nullement à ce portrait psychologique du capitaliste possédé de la même passion que le thésauriseur. Il distingue le « capitaliste classique », celui des origines, et le « capitaliste modernisé », celui du développement à grande échelle du capitalisme alors que le premier, en tant que « simple incarnation du capital », « stigmatise la consommation individuelle comme un péché contre sa fonction et comme « abstinence » d’accumulation », le second voit plutôt dans l’accumulation un « renoncement » à son désir de jouissance (Entsagung seines Genusstriebs)17. Du premier au second l’inversion est à peu près complète puisque  le premier voit dans la consommation privée une abstinence condamnable, car préjudiciable à l’accumulation, tandis que le second voit dans l’accumulation un renoncement douloureux à la consommation. On vérifie une fois de plus que la jouissance est située d’un côté comme de l’autre dans la consommation de valeurs d’usage, et non dans la multiplication de la valeur d’échange. Doit-on pour autant en inférer que le capitaliste modernisé est dévoré par la seule soif de jouissance au contraire du capitaliste des origines possédé par la « pulsion absolue d’enrichissement »? Ce serait là une simplification abusive. Le capitaliste « cultivé » de l’ère moderne peut bien « sourire de l’ascétisme passionné comme d’un préjugé de thésauriseur vieux jeu », il ne s’est pas pour autant libéré du « péché originel ». Marx fait correspondre aux deux stades historiques deux phases par lesquelles passe aujourd’hui encore tout capitaliste individuel. Dans les « débuts historiques » du mode de production capitaliste, l’avarice et la pulsion d’enrichissement prédominent « comme passions absolues » (als absolute Leidenschaften)18. Mais, « à un certain niveau de développement », un « degré de gaspillage », qui est en même temps « étalage de la richesse »19, s’avère indispensable du point de vue même de l’impératif d’accumulation : alors, loin de porter préjudice à l’accumulation, le luxe « entre dans les frais de représentation du capital ». Il convient de plus de ne pas oublier que, contrairement au thésauriseur, le capitaliste ne s’enrichit pas « en proportion de son travail personnel et de sa non-consommation personnelle, mais en raison de la force de travail d’autrui qu’il aspire, et du renoncement à toutes les jouissances de la vie (Entsagung aller Lebensgenüsse) qu’il impose à l’ouvrier20. » Si le capitaliste se caractérisait par l’« abstinence» de la consommation, et donc de la jouissance, rien ne le distinguerait plus du thésauriseur et le gaspillage entrerait nécessairement en conflit avec l’impératif de l’accumulation. Mais dans la mesure où seule lui importe la constitution de capital en quantité croissante, la croissance de l’accumulation n’est pour lui rien d’autre que « l’augmentation de la richesse abstraite, l’appropriation croissante du travail d’autrui »21. C’est pourquoi ses gaspillages, et donc ses jouissances, s’accroissent avec son accumulation « sans qu’une attitude doive nécessairement porter préjudice à l’autre22 ». Parler dans ce contexte d’un « véritable conflit faustien23» qui « se développe au plus profond du cœur de l’individu-capital entre pulsion d’accumulation (Akkumulationstrieb) et pulsion de jouissance (Genusstrieb) », voilà qui relève largement de l’ironie puisque les deux pulsions n’entrent pas nécessairement en conflit l’une avec l’autre. Il s’agit en fait de montrer, contre la « découverte » de l’économie vulgaire, que la pratique de l’abstinence n’est pas le fort du capitaliste individuel parvenu à un  certain degré d’enrichissement, c’est-à-dire de développement de son propre capital. Il ne faut donc pas faire dire à la fameuse formule sur « Moïse et les prophètes » plus qu’elle ne dit : le commandement « Accumulez, accumulez ! » ne doit pas s’entendre au sens de « Accumulez, accumulez, mais ne jouissez pas parce qu’il vous est interdit de jouir !», mais plutôt au sens de « Accumulez, accumulez, et c’est seulement une fois parvenu à certain degré d’accumulation que vous serez autorisé à jouir ! ». Loin que l’impératif d’accumulation exclut par principe la jouissance en raison de sa pureté (« accumulez pour accumuler et non pour jouir»), c’est la promesse de la jouissance à venir qui motive celui qui s’y plie (« accumulez toujours plus et vous pourrez jouir toujours plus»). La leçon de tout ce développement est claire : contrairement à Malthus qui préconisait de tenir séparées la « passion de la dépense » et la « passion de l’accumulation », le capitaliste moderne peut « en même temps mener plus joyeuse vie (flotter leben) et “renoncer” plus  (mehr “entsagen”)24. »

 

La « jouissance de l’accumulation »

On peut cependant aller plus loin et considérer la jouissance non plus seulement comme un effet à venir qui résulterait de l’accroissement de l’accumulation, mais comme le fait de jouir de l’accumulation elle-même en tant qu’accumulation. C’est à quoi invite le membre de phrase qui clôt le passage cité : « […] il n’est pas moins exact que le capitaliste industriel devient plus ou moins incapable de remplir sa fonction, dès qu’il représente la richesse qui jouit (den geniessenden Reichtum), dès lors qu’il veut l’accumulation des jouissances (Akkumulation der Genüsse) au lieu de la jouissance de l’accumulation (Genüsses der Akkumulation)25. » Le rapport de la jouissance à l’accumulation n’est alors plus pensé selon le modèle du rapport de la fin au moyen qui reste, quoiqu’on puisse en dire, un rapport d’extériorité : la fin demeurerait la consommation de valeurs d’usage de grand prix et l’accroissement de la « richesse abstraite » sous forme de valeur d’échange ne serait que le moyen de cet appétit effréné de consommation. La figure du capitaliste serait en fin de compte la figure même du consommateur poussée jusqu’à son paroxysme. La complicité secrète qui lierait l’ouvrier au capitaliste s’expliquerait par à un même enchaînement à une logique d’accroissement indéfini de la consommation. Ce n’est pas que l’impératif capitaliste puisse prendre la forme d’un impératif « hypothétique » plutôt que « catégorique » : « si tu veux jouir, tu dois accumuler toujours plus ». Une telle formulation est a priori exclue puisque, loin d’être une option, la jouissance est commandée par le discours capitaliste (ce qui s’énoncerait : « tu dois jouir, donc tu dois consommer toujours plus »). La figure du chiasme (« la jouissance de l’accumulation » au lieu de « l’accumulation des jouissances ») rompt justement avec ce rapport de finalité externe pour faire entendre tout autre chose : la jouissance promise n’est pas de l’ordre de la consommation, mais s’origine dans la production de la valeur elle-même. L’impératif capitaliste n’est pas « accumule pour jouir », ni même « jouis en accumulant »26, mais « jouis d’accumuler » ! Il ne représente pas la richesse abstraite qui jouit en consommant ce qu’elle lui permet d’acheter, mais la jouissance de la richesse abstraite en tant que richesse abstraite. À la lumière de ce renversement, le capitaliste n’est pas le renonçant des origines décrit par Weber et Lacan (p. 320), pas plus qu’il ne fait de sa consommation privée la fin de sa production de valeur. Il n’est pas non plus « scindé » entre lui-même comme dirigeant de la production et lui-même comme consommateur (p. 211). Sa devise est et reste « la production pour la production », c’est-à-dire la production-valorisation comme fin en soi.

 

Le sujet comme valeur à valoriser

Qu’en est-il du travailleur lui-même ? Faut-il le penser comme étant scindé entre lui-même comme producteur et lui-même comme consommateur (p. 211)? Citation de Sismondi à l’appui, le passage cité plus haut esquisse une analogie troublante entre le capitaliste et l’ouvrier salarié : les progrès de l’industrie permettent assurément à l’ouvrier « des jouissances de plus en plus grandes », mais en même temps, à supposer qu’elles lui soient effectivement accordées, ces jouissances le rendraient incapable de s’acquitter de son travail, tout comme les jouissances permises au capitaliste par le progrès de l’accumulation auraient tôt fait de le rendre incapable de remplir sa fonction.  Bien entendu, l’ouvrier ne renonce pas de lui-même aux jouissances de la vie, il ne renonce qu’à l’usage libre de sa force de travail, puisqu’il en aliène la disposition au capitaliste pour un temps déterminé en échange d’un salaire. Mais là encore ce renoncement lui est dicté par sa séparation d’avec les conditions objectives de sa mise en œuvre (les moyens de production). Reste que, d’un côté comme de l’autre, ce qui est en question c’est le rapport de la jouissance à la fonction sociale, car c’est bien la fonction sociale qui exige de part et d’autre une certaine manière de renonciation à la « jouissance », du moins au sens où celle-ci s’identifie à la consommation de valeurs d’usage. Cependant cette renonciation n’exclut pas une autre jouissance, laquelle n’est plus indexée à la valeur d’usage, mais à l’auto-accroissement de la valeur, et cette jouissance-là implique une pleine adéquation à la fonction sociale. On vient de le voir pour ce qui est du capitaliste individuel : la promesse que fait miroiter l’accumulation, c’est la promesse non d’une consommation qui saturerait le désir, mais d’une production de soi comme valeur qui atteindrait à la plénitude : tu es toi-même la richesse que tu accrois sans cesse en accumulant toujours davantage. D’un certain point de vue, c’est une promesse comparable que le discours capitaliste, tout particulièrement dans sa forme actuelle, adresse à l’ouvrier : tu dois travailler toujours plus non pas tant dans l’espoir de combler l’écart qui te sépare du capitaliste au plan de la consommation, mais dans l’espoir d’une jouissance de soi dans et par l’accroissement d’être. Marx n’a pu isoler cette dimension dans la mesure où seul lui importait l’écart entre la valeur de la force de travail et la valeur créée par la force de travail. La difficulté est dans le concept même de force de travail : c’est que la force de travail ne peut constituer le sujet du travail  pour la bonne raison que cette force ne fait pas corps avec la personne du travailleur, comme en témoigne le fait qu’il peut l’aliéner. Si l’on considère le travailleur comme le « sujet du travail », on fera alors de sa « compétence » une sorte de capital dont le salaire serait le revenu, de sorte que le travailleur devient pour lui-même une sorte d’entreprise27. Ce que la notion de « capital humain » signifie, c’est précisément cette valeur que le sujet est désormais pour lui-même et qu’il a à valoriser tout au long de sa vie. En ce sens, le rapport à soi de l’argent qui se valorise (soit A-A’, la formule du capital financier) devient le modèle de la subjectivation capitaliste (soit S-S’, le sujet autoaugmenté).

 

L’historicité du symbolique

Un exemple nous permettra de mesurer ce qu’il y a d’historiquement nouveau dans cette figure du sujet. Dans une parenthèse des Grundrisse relative à la forme de l’autonomisation de la valeur dans l’Antiquité, Marx écrit : « En tant que richesse qui jouit (als geniessender Reichtum), par exemple à l’époque de la Rome impériale, elle apparaît par conséquent comme gaspillage sans limite qui cherche à élever la jouissance (Genuss) à l’illimitation imaginaire (in die eingebildete Grenzenlosigkeit), en engloutissant des salades de perles, etc28.». On trouve dans cette parenthèse tous les concepts repris dans le chapitre du Livre I du Capital dont il a déjà été question, jusqu’à l’expression de « richesse qui jouit ». Mais justement il s’agit de la « richesse qui jouit », celle-là même que le capitaliste doit s’interdire de « représenter » s’il veut remplir sa fonction de capitaliste, et non de la « jouissance de l’accumulation » qui est caractéristique de ce dernier. L’exemple est tiré d’une anecdote de Pline l’ancien : Antoine et Cléopâtre ayant fait le pari de dépenser en un seul repas dix millions de sesterces, Cléopâtre l’assura qu’elle engloutirait à elle seule toute cette somme. Elle fit apporter un vase rempli d’un vinaigre acide et corrosif, détacha l’une des deux perles qu’elle portait à ses oreilles, la plongea dans le vinaigre et l’avala lorsqu’elle fut dissoute.  En consommant des objets d’une très grande valeur d’échange, on cherche encore et toujours la jouissance dans la valeur d’usage. Avec cette anecdote, on ne sort donc pas de la logique qui rattache la jouissance à la seule valeur d’usage, même celle-ci est censée acquérir une « illimitation imaginaire » en raison du prix très élevé des perles. Jusqu’à un certain point, cette logique est encore celle de Lacan : certes « tout tourne autour de la valeur d’échange », mais la « chose capitale » c’est que la valeur d’usage ne sert à rien parce qu’elle est « quelque chose dont on n’use pas comme d’un moyen, mais dont on jouit29 ». La valeur d’échange ne serait que le moyen de la jouissance-consommation. Or avec le développement du capitalisme une mutation historique décisive intervient dans le rapport de la jouissance à la valeur qui se valorise: celle-ci n’est plus seulement le moyen de la jouissance, elle devient l’objet même de la jouissance. Cela apparaît en pleine lumière lorsque le sujet est requis de se rapporter à lui-même comme valeur. Il ne s’agit pas alors de « l’effet d’un accident », pour reprendre la formule de Pierre Bruno, mais d’une forme à part entière de subjectivation, celle sans doute d’une « richesse qui jouit », mais de rien d’autre que d’elle-même. Dans ces conditions faire de la division du sujet « ce qui résiste au discours capitaliste » c’est risquer de se méprendre sur la résistance qu’il faut opposer à cette forme de subjectivation. La critique sociale doit assurément entendre ce que la psychanalyse dit de la fonction du « toujours-plus ». Elle ne saurait pour autant se satisfaire d’une résistance qui ne s’oppose à rien parce qu’elle fait d’elle-même par avance échec à tout ce qui s’oppose à elle, elle en appelle à une résistance d’emblée engagée dans les péripéties d’une lutte, à une résistance active à telle ou telle forme spécifique d’assujettissement, et c’est en quoi elle requiert comme son préalable la reconnaissance de l’historicité foncière du symbolique.

 

Pierre Dardot est philosophe, il reside á Nanterre.

Doctorat de philosophie à l’Université Paris-X Nanterre. Il fonde et anime depuis 2004 le groupe d’études et de recherches « Questions Marx » avec Christian Laval. Il a écrit avec Ch. Laval, La nouvelle raison du monde, et Ce cauchemar qui n’en finit pas. Comment le néolibéralisme défait la démocratie, entre autres textes.

 

* Texte extraité du site : https://questionmarx.typepad.fr/question-marx/2014/02/du-sujet-divis%C3%A9-%C3%A0-la-subjectivation-capitaliste.html

 

Notes bibliographiques :

1Au sens précis où l’auteur parle lui-même de « jeunes questions » (p. 37).

2 La critique vise ici Althusser, Deleuze et Guattari, et Zizek.

3 C’est en fait toute la partie II qui est ordonnée à la manière dont le discours capitaliste « déroge » aux quatre discours précédents (du Maître, de l’Université, de l’Hystérique, de l’Analyste).

4 Lacan, Le Séminaire livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Seuil, 1991, p. 80.

5 En l’occurrence, Hyde est scindé de Jekyll qui est son inconscient.

6 « Du discours psychanalytique », Conférence de Milan du 12/05/1972, p.11 (www ecole-lacanienne.net/documents/1972-05-12.doc)

7 « Du discours psychanalytique », op. cit., p. 10.

8 Nous reprenons notre propre traduction de Mehrwert (voir Marx, prénom : Karl, Gallimard, 2012).

9 D’un Autre à l’autre, op.cit., p. 16 et p. 45. 

10 L’envers de la psychanalyse, op.cit., p. 83.

11 D’un Autre à l’autre, op.cit., p. 17.

12 Ibid. Contre Hegel, Lacan lie exposition à la mort et renonciation à la jouissance (L’envers de la psychanalyse, op.cit., p. 123).

13 L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 34.

14 On pourrait montrer sans peine que toute la conception lacanienne du capitalisme est ordonnée à la contradiction production/consommation (voir en particulier « Radiophonie », in Autres écrits, Seuil, 2001, p. 435). C’est au point que la réduction du travailleur à la valeur, dans laquelle Lacan voit très lucidement la vérité de « l’unité de valeur » promue par la réforme de l’université, est elle-même encore pensée à partir de la « société des consommateurs » (L’envers de la psychanalyse, op. cit., p. 92).

15 Le Capital, Livre I, PUF, p. 668.

16 C’est la pulsion qui est dite absolue et non l’enrichissement, contrairement à ce que la traduction de J.P. Lefebvre donne à croire. Si la pulsion est absolue, c’est parce que le capitaliste « veut l’enrichissement pour l’enrichissement », et non en vue d’une autre fin (voir Théories sur la plus-value, tome I, Editions sociales, 1974, p. 321). Dans ce texte, on trouve exactement la même expression (« pulsion absolue d’enrichissement ») complétée par cette précision : « avec la seule différence qu’il la satisfait non sous la forme illusoire de la constitution de trésors d’or ou d’argent, mais dans la constitution de capital qui est une production effective. » (Ibid ., traduction modifiée).

17 Livre I, op. cit., p. 665.

18 Ibid. (traduction modifiée). Il se confirme par là que c’est bien la pulsion qui est absolue, et non l’enrichissement : car la pulsion est en tant que telle une « passion ». Et tant que la pulsion demeure absolue, il ne peut encore y avoir de conflit, puisque celui-ci implique deux pulsions de sens contraire qui se heurtent ou se contrecarrent.

19 Une fois encore, la même expression « Schaustellung des Reichtums » se retrouve dans le passage du tome I des Théories déjà cité : plus la richesse du capitaliste augmente, plus il tombe au dessous de l’idéal de la production pour la production et devient lui-même dépensier, « ne serait-ce que pour l’étalage de la richesse » (op. cit., traduction modifiée).

20 Ibid.

21 Théories, op. cit.

22 Livre I, op. cit. p. 665.

23 Marx cite inexactement une formule fameuse de la scène « Devant la porte de la ville » du Faust I de Goethe (Goethe, Théâtre complet, La Pléiade, 1988, p. 1154).

24 Livre I, op. cit., p. 682 (traduction modifiée).

25 Théories, op. cit., p. 322.

26 Il pourrait alors s’agir d’une simultanéité accidentelle: « jouis pendant que tu accumules », et non d’un rapport essentiel : « jouis du fait même d’accumuler ».

27 M. Foucault, Naissance de la biopolitique, Gallimard Seuil, p. 231.

28 Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse »), tome I,  Editions sociales, 1980, p. 211 (traduction modifiée).

29 Conférence donnée au Musée de la science et de la technique de Milan le 3 février 1973 (http://aejcpp.free.fr./lacan/1973-02-03.htm).

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